Monte Verita,1907 – Hermann Hesse (au centre de profil) Henri Oedenkoven et Ida Hofmann (2e et 3e en partant de la gauche). A noter signe du Yin et du Yang sur la balustrade à droite.

L’histoire des végétaliens  du début du vingtième siècle en Allemagne est particulièrement digne d’intérêt. On retrouve plusieurs d’entre eux à Ascona, en Suisse, dans une colonie d’anarchistes et d’artistes nommée Monte Verita. Des thérapeutes allemands de cette époque ont écrit des livres devenus des classiques du végétalisme et de la naturopathie. Ils eurent une grande influence, bien des décennies plus tard, dans les milieux alternatifs nord-américains des années 1960-70, pour une jeunesse vivant un «retour à la terre ».

Tout comme les vegans modernes, ces ancêtres du végétalisme refusèrent l’exploitation des animaux comme celle des humains ainsi que la domination, la hiérarchie et la loi du plus fort.  Leur vision de la santé englobait à la fois le corps et l’esprit, elle était holistique.

La non-violence et le pacifisme écologique de ces vegans allemands du siècle passé ressemblent étrangement à nos propres interrogations actuelles face à la détérioration de la nature, au gaspillage des ressources planétaires et à la souffrance des animaux tués par l’égoisme carnivore des humains.

Affiche d’un restaurant végétarien – Berlin, 1900

Végétarisme allemand

A Berlin à 1899, on trouve plus de 20 restaurants ne servant pas de viande. Quelques colonies végés aussi dont une nommée Eden qui vend divers produits alimentaires végés, dont un succédané de beurre, une sorte de margarine. Ce végétalisme (ou parfois le végétarisme) s’intègre dans un mouvement, le Lebensreform – une expression apparut dès 1896- et signifiant « réforme de la vie ». Ses adeptes refusent le sang des animaux versés pour le commerce de la viande,  font la promotion de l’alimentation crue, du jeûne, des traitements curatifs par l’eau et le soleil et par les «lois de la nature».

L’un deux est Louis Kuhne (1835-1901), que certains considèrent comme le fondateur moderne de la naturopathie. Son livre New Science Healing publié en 1883 a été traduit dans plus d’une cinquante de langues. On y trouve des dizaines de témoignages de patients guéris de maladies graves par sa méthode de guérison. Elle est basée sur les bains dérivatifs ou bains de siège à l’eau froide, d’autres à la vapeur avec de vigoureuses frictions sur tout le corps.  Le malade doit aussi  consommer surtout des fruits crus, en particulier en cas de maladies graves. Même si Kuhne considère l’humain comme un  «animal frugivore», il admet que cela n’est pas à la portée de tous, en particulier dans un climat nordique. Il conseille de cuire fruits et légumes dans très peu d’eau, à la vapeur et de consommer aussi du pain à la farine Graham (de blé entier), diverses céréales et noix. Dans les dernières années de sa vie, Kuhne dû faire face à plusieurs poursuites légales intentées par des médecins sceptiques et peut-être même jaloux du succès de ses cures naturelles effectuées dans son  «établissement international » de Leipzig.

Adolph Just, pour sa part s’insurge, en 1896, dans son livre  «Retour à la nature», contre la pollution de l’air et de l’eau. A ses yeux la vivisection est d’une cruauté horrible envers les animaux, il dénonce la vaccination tout comme les méfaits de l’alcool et de la viande. L’humain n’a ni les dents, l’intestin ou le foie d’un carnivore, il n’est pas un prédateur car «la majorité des personnes ne mangerait pas de viande s’ils devaient tuer eux-mêmes l’animal ». Pour Just la viande est la cause de toutes les maladies et de la violence de ce monde, elle est mauvaise pour le corps autant que pour  l’âme. L’homme viole l’impulsion divine de son coeur lorsqu’ il tue ou est complice de tueries animales pour se nourrir. La conscience de l’humanité est obscurcie par les meurtres d’animaux, la paix ne peut venir par ces massacres et les tueries d’animaux conduisent à la guerre entre les humains. Just ouvrit une «maison de réforme » en 1903 à Stapelburg. On venait y faire des cures sans viande, prendre des bains, se prélasser nus au soleil, recevoir des massages et y acheter fruits tropicaux ou beurres de noix.

Une autre figure dominante du Lebensreform est Arnold Ehret (1866- 1922). A l’âge de 31 les médecins diagnostiquent chez lui la maladie de Bright (une inflammation des reins). Il est condamné à brève échéance à une mort certaine. Pour se guérir il change complètement son alimentation, se nourrissant principalement de fruits, de légumes crus et cuits. Il fait aussi plusieurs jeûnes, dont un de 49 jours.

Le jeûne est pour Ehret la condition essentielle pour se débarrasser des poisons cadavériques, de l’acide urique et des toxines venant de l’alimentation carnivore mais aussi de la pollution et des vaccins. Son obsession est le  «mucus » que l’on retrouve dans les aliments dévitalisés, la viande, le lait et les oeufs. Les viandes sont toujours en état de décomposition, elles se putréfient dans le colon et conduisent au cancer. Pour lui,toutes les graisses animales sont mauvaises, le beurre n’est pas assimilable pour le corps humain, pas plus que les oeufs ou le lait. Son  «Musculess-Diet Healing System » et les quatre livres qu’il a écrit sont toujours en réédition et extrêmement populaires dans les milieux hygiénistes ou crudivores. En 1914, Ehret donna une série de conférences à Los Angeles devant de grandes foules. Ne pouvant retourner en Europe à cause de la guerre, il meurt dans cette ville à l’âge de 56 ans dès suite d’une chute sur la tête. Mais avant sa fin tragique, Ehret a soigné  pendant près de sept ans des milliers de patients dans le premier sanatorium dédié au jeûne et à l’alimentation  «sans mucus » – et qui était situé dans la communauté végétalienne de Monte Vérità.

La montagne de la vérité

monte veritaEn 1900, fuyant la civilisation industrielle, la pollution des villes et rêvant d’une société libre et communautaire, un groupe de végétariens s’installent près d’Ascona et du Lac Majeur, en Suisse près de la frontière italienne;plusieurs sont Allemands. Attirés par le climat doux et la beauté du site, ils y fondent une Coopérative végétarienne, un lieu sans viande, poisson, oeuf et lait mais aussi sans alcool.

Les statuts de la société stipulent que le but de cette colonie – qui est en fait végétalienne – est l’élaboration de nouveaux modes de vie, en «accord avec les lois de la nature.» L’endroit est nommée Monte Verita, en raison de la  «quête de vérité »que doit provoquer la montagne (et non que les fondateurs détiennent la vérité).

Il semble que le lieu possède un magnétisme tellurique puissant, un fait reconnu, bien des décennies plus tard, par des instruments de mesure modernes.  De toute l’Europe les rebelles du temps, soucieux de réformes autant alimentaires, vestimentaires, sociales que philosophiques, vont être attirés dans le sein de Monte Verita.

Tout ce qui forme l’avant-garde bohème s’y rassemble. On veut y refaire le monde par une nouvelle façon de s’alimenter, dans une vision égalitaire des rapports entre les humains, loin des contraintes du patriarcat et du capitalisme. Plus de dominé ni de dominant, mais plutôt une complémentarité masculine-féminine. Isadora Duncan, C.G Jung, Herman Hesse, Trotsky, le psychanalyste Otto Gross, Krishnamurti, Rudolf Steiner, Franz Kafka, Fidus et Gusto Graser séjourneront au fil des ans à Monte Verita tout comme une foule d’autres militants politiques, anarchistes, poètes, écrivains, mystiques, théosophes ou disciples de Tolstoï.

Au début de cette aventure vegan il n’y a pas d’eau, d’électricité ou de routes. Les végés se mettent au travail, l’autosuffisance alimentaire étant une priorité. On plante 300 arbres fruitiers dans cette beauté sauvage qui regorge de châtaigniers et de palmiers. Chacun a sa cabane de bois, sa hutte construite de ses propres mains. Certains vivent regroupés dans des communautés, d’autres dans la solitude de grottes, non loin. Des photos d’époque montrent les «réformateurs de la vie » travaillant dans de grands jardins biologiques et communautaires.

Les hommes sont souvent nus ou habillées d’un pagne, ils ont les cheveux longs, parfois attachés avec un bandeau, les pieds nus ou en sandales. Les femmes portent plus généralement des tuniques amples et confortables, libérées du corset et des robes rigides de l’époque. Une partie du lieu est fermée avec des palissades de planches pour celles désirant prendre du soleil nues, loin des regards indiscrets. Il y a un pavillon central pour la vie en commun où l’on peut voir sur les murs et les plafonds le signe taoiste du Yin et du Yang, un restaurant nommé La cuisine du peuple ainsi qu’une auberge pour les visiteurs de courte durée. Puis, éparpillés sur le site, salles de bain, douches et serres pour les bains de lumière.

Toutes les nationalités et toutes les classes sociales sont représentées à Monte Verita. L’argent est banni, le troc de règle. On fait des exercices physiques en plein air, du sport, des rondes autour des arbres, parfois autour d’un feu. De frénétiques danses dédiées au soleil sont exécutées par Mary Wigman ou Isadora Duncan pour qui «exposer son propre corps est un art ».

Le soir on joue du piano, écoute du Wagner, lit du Goethe, assiste à du théâtre, à des expositions de peinture ou à des performances de danse ou de poésie.

Un  journaliste raconte

monte veria 3Cette colonie «d’excentriques naturistes » attire l’attention des journaux allemands et français. Certains d’entre eux rapportent que la police s’est inquiétée des agissements de cette sorte de «secte religieuse » dont les membres se promènent nus dans la montagne et s’habillent de vêtements étranges pour aller s’acheter, dans les villages voisins, des aliments végétaliens. La rumeur court qu’il pourrait même s’agir d’un repaire d’anarchistes et de dangereux révolutionnaires.

Le journal parisien l’Illustration dépêche, en juillet 1907, son journaliste Jules Chancel  pour y faire enquête afin de savoir ce qu’il y a de véridique derrière tous ces racontars.

Dans  «Les naturistes du Monte Verita », le journaliste décrit sa découverte de cette colonie où l’on retrouve  «une atmosphère d’égalité proche des théories tolstoïennes » . L’article est publié avec une photo d’une vingtaine d’hommes nus portant un pagne, sous laquelle on peut lire non sans humour : «Une peuplade blanche dans une forêt des bords du Lac Majeur ». Le journaliste semble avoir été impressionné par la propreté des bâtiments pourvus «d’eau chaude, d’eau froide et de vidanges automatiques,» par les installations sommaires mais dénotant la réalisation d’un plan parfaitement raisonné, bien différent de ce que serait le «campement d’une tribu d’illuminés».

C’est là, «au milieu d’un véritable désert, mais dans un site admirable», qu’il rencontre l’un des co-fondateurs et maintenant co-directeur de cette  «colonie-sanatorium», un riche hollandais de trente-quatre ans portant cheveux longs bouclés et tunique blanche. Pourquoi est-il devenu végétarien? Souvent malade, Henri Oedenkove  (1875-1935) a fait dans sa jeune vingtaine un séjour de plusieurs mois au sanatorium végétarien de Louis Kuhne, à Leipzig. Il en est ressorti complètement guéri par la seule observation d’une  «hygiène naturelle».  «ll paraît que tout individu qui a été initié aux secrets de l’hygiène naturelle et du végétarisme subit une sorte d’évolution qui modifie sa manière de concevoir la vie », écrit Chancel. C’est suite à cette  «conversion » qu’ Oedenkove s’est retrouvé à Monte Verita pour y appliquer les «théories de la doctrine naturelle », avec sa compagne, Ida Hoffman (1864-1926) une pianiste austro-hongroise qui a écrit des livres sur l’émancipation de la femme et les bienfaits du végétarisme. C’est aussi une grande admiratrice de Leon Tolstoi.

Mais comment ces végétaliens vivent-ils, quelle est leur alimentation et pourquoi refusent-ils la viande? Le journaliste raconte:  «Au fond de l’immense salle, en bois verni, qui sert de lieu de réunion, la paroi est formée par une série de tiroirs numérotés. Chaque naturiste a son tiroir. Il entre, il consulte le menu aux prix fort abordables, et il écrit sur une feuille de papier les mets qu’il désire. Cette feuille est glissée dans une boite et, quelques minutes après, on va ouvrir son tiroir. Sur un plateau sont disposés les ustensiles et les différentes petites soucoupes en aluminium contenant la bouillie de froment, le pain complet, les fruits qui constituent la nourriture végétarienne.  Les cuisiniers végétariens ne se servent jamais d’eau. C’est l’eau du fruit ou du légume qui doit seule aider à sa cuisson. Mais voici le repas terminé. Il est court. Les naturistes qui sont allés manger, où bon leur semblait, le contenu de leurs plateaux, les rapportent eux-mêmes dans un bassin d’eau courante où les récipients se nettoient facilement. (…) Un des premiers facteurs de notre état maladif habituel, c’est notre alimentation, qui n’est autre chose qu’un empoisonnement lent. D’ailleurs, tout concourt à prouver que nous ne sommes pas faits pour être carnivores : nos canines trop courtes, notre intestin trop long. Pourquoi s’obstiner à absorber une nourriture qui, forcément, à la longue, si elle ne nous rend pas vraiment malades, nous amène sûrement ce cortège de petites misères que nous arrivons à considérer comme naturelles: le rhumatisme, les migraines, les essoufflements, l’adiposité, l’artériosclérose et la vieillesse anticipée. (…) Il n’y a pas ou presque pas de domestiques au Monte Verita. Chacun se sert soi-même, car le travail est nécessaire à la santé. Les dames font leur chambre, les hommes cultivent le jardin, et M. Swetchine, aide de camp du tsar, fait son lit et nettoie son couvert.  Tout est simplifié, et cette vie crée, entre tous les colons, une atmosphère d’égalité qui nous rapproche des théories tolstoïennes.»

0Herman Hesse

Dès 1908, l’écrivain Herman Hesse (1877- 1962) se rend plusieurs fois à Ascona. Alors qu’il est en vacances dans un village voisin, il voit passer à pied un groupe d’hommes aux cheveux longs et en sandales. Intrigué, il suit ces  «Naturmenschen» (hommes naturels) jusqu’à leur destination, Monte Verita. L’un d’eux est Gusto Graser (1879-1958),un poète-vagabond qui a co-fondé Monte-Verita alors qu’il n’avait que vingt et un ans.

Gustav Graser – Monte Verita, 1903

Hesse entreprend une cure au sanatorium de la colonie afin de soigner son alcoolisme, sa dépression et ses idées suicidaires. Dans son livre  «Among the Rocks-Notes of a Nature Man» Hesse décrit sa cure plutôt radicale, comment il allait nu dans les bois, dormant dans des huttes de feuilles, jeûnant pendant plusieurs jours ou ne se nourrissant que de fruits et de légumes, à la recherche d’une vision, de sa vérité: «Je vivais nu et éveillé, tel un cerf dans son bocage de rocaille.» Hesse développera une longue amitié avec Graser qui deviendra pour lui une sorte de guide spirituel. Ensemble ils méditent sur la montagne, lisent les Upanishads et travaillent sur une traduction allemande du Tao Te King de Lao-Tseu.

L’opposition de Graser à toute forme de violence lui valut l’épithète de Gandhi occidental. Il sera plusieurs fois emprisonné au cours de son existence pour son refus de porter un uniforme et de participer à la guerre. C’est un végétalien avant tout pour des raisons éthiques, parce qu’il ne veut faire souffrir aucune entité vivante, qu’elle soit animale ou humaine. Il va à pied partout en Allemagne, seul ou avec sa femme et leurs huit enfants, en appelant ses compatriotes à un «retour à la nature», à une vie sans viande et sans violence. Il faut «communier avec la nature pour y découvrir un contact avec la divinité», disait Walt Whitman (1819-1892), un poète américain auquel s’identifiait beaucoup Graser. Malheureusement, les appels de Graser pour la non-violence furent le plus souvent tournés en ridicule.

Graser aura cependant une influence déterminante sur toute l’oeuvre de Hesse.Ses expériences initiatiques à Monte Verita le marqueront profondément et se retrouveront dans plusieurs de ses livres, dans Damian tout comme dans Siddharta, publié en 1922. Dans le Voyage en Orient, le vagabond Léo, n’est nul autre que Graser. Bien des décennies plus tard, toute une jeunesse s’identifiera avec la quête spirituelle de Hesse et de Graser.  Les oeuvres de Hesse deviendront des livres-culte, en particulier pour la Beat Generation des années 50 et pour le mouvement hippie des années 60-70.

Fin de l’utopie

La période végétalienne de Monte Verita s’est terminée en 1920. Après les activités continueront mais on y servira de la viande. Certains membres-fondateurs de la colonie, dont Oedenkove et sa compagne, partirent pour le Brésil. Graser continua à vagabonder et à prêcher en faveur de la paix et d’un «musée contre la guerre ». En 1935, craignant la déportation dans un camp de concentration parce que jugé «asocial », il vivra dans la clandestinité dans plusieurs villes allemandes. A la grande surprise de plusieurs, il refait surface en 1945. Une photo célèbre le montre, sous-alimenté et hagard, dans les ruines de Munich.

GGraeserMuenchen1945
Graser à Munich – 1945

Que reste-t-il de l’esprit de Monte Verita, de ces végétaliens du passé mais si modernes à la fois? La vie est une expérience personnelle, elle n’est pas basée sur l’autorité ou la hiérarchie. Il faut se libérer du poids des traditions, des préjugés, des dogmes, de l’opinion publique, de tous ceux qui tentent de nous manipuler par la peur. En créant notre propre réalité, nous participons à notre libération individuelle tout comme à celle plus globale de nos semblables, qu’ils s’agissent des humains ou des animaux partageant avec nous cette planète.-

Marjolaine Jolicoeur –  2008 

Sources: Children of the Sun, A pictorial Anthology From Germany to California, l883-l949, Gordon Kennedy, Nivaria Press

Mountain of Truth: The Counterculture begins, Ascona, l900-1920, Hanover and London, l986

Mystique, avant-garde et marginalité dans le sillage de Monte-Verita (Article publié dans Mystique: la passion de l’Un, de l’Antiquité à nos jours) par Wolfgang Wackernagel – Ed. Université Bruxelles