(Marjolaine Jolicoeur ) – Au sud de l’Inde, près de Bhubaneswar, la ville aux 1000 temples, s’élèvent des collines de pierres rouges. En haut d’escaliers abrupts, des enfilades de portails incrustés dans la roche. Des fenêtres donnent sur des cavernes sombres. Des bandes de singes courent dans les ruines, leurs longues queues fendant la chaleur humide.
Il y a plus de 2000 ans, la guerre du Kalinga a amené ici dévastation et mort. Comme un album illustré, des fresques murales décrivent les massacres et l’histoire d’un conquérant mais aussi de son illumination. Villages brûlés, cours d’eau rougis par le sang des cadavres, femmes pleurant sur la dépouille de leur fils, bétail pourrissant le long des chemins et vautours tournant dans le ciel à la recherche de chair.
À la vue de toutes ces souffrances le guerrier Asoka est saisi de remords. La violence apporte-t-elle la paix ? À quoi bon toutes ces conquêtes cruelles si l’on n’a pas conquis son Esprit ?
Un vaste empire
Asoka naît vers 273 avant J.C. dans une famille royale de la caste guerrière des Kshatriya. Son grand-père Chandragupta régna sur un vaste empire qui s’étendait jusqu’à l’Afghanistan. Il établit une administration sur l’exemple des Perses et la capitale, aux proportions énormes, Pataliputra, était construite sur le modèle architectural de Persépolis. Mais le fondateur de la dynastie des Maurya se lassa des intrigues de la cour et abdiqua en faveur de son fils Bindusara. Chandragupta suivit alors les enseignements d’un maître jaïn et se retira avec lui dans un endroit isolé afin de finir ses jours dans le jeûne et la méditation. Son fils, le père d’Asoka, ne resta sur le trône que peu de temps. Lui aussi choisit la vie d’ascète et renonça à la royauté.
Lorsqu’Asoka accède au pouvoir souverain, les Maurya règnent sur une grande partie de l’Inde, ayant unifié par la force les innombrables principautés, républiques et tribus. C’est l’apogée de la puissante dynastie. Infiltrations, espionnages et déportations sont les instruments politiques du jeune despote. Sa police secrète sème la terreur. Asoka conclut des alliances avec ses voisins mais ne les respecte pas. Sa soif de conquête est grande. Il provoque des hostilités afin d’ouvrir un accès vers le sud du royaume. Cette guerre du Kalinga fait plus de 100 000 morts.
Des sages jaïns et bouddhistes le supplient alors de mettre fin au conflit et de faire la paix. Ils lui expliquent la profonde signification de l’AHIMSA, mot sanskrit signifiant non-violence, refus de tuer, de nuire ou de détruire. La vie est chère à tous les êtres, tous craignent la souffrance et redoutent leur destruction. Le respect, la compassion et la tolérance demeurent l’essence de la sagesse.
Selon Bouddha, un des devoirs primordiaux d’un roi est de faire régner la paix, d’éviter à tout prix la guerre et toute chose impliquant violence et anéantissement de la vie. Le mauvais karma n’a aucune prise sur celui qui s’identifie avec tous les êtres, qui les considère d’un regard égal. L’AHIMSA est lié au renoncement à vouloir posséder et dominer.
À 20 ans, le voile de l’illusion s’estompe, les chaînes de l’attachement se brisent pour Asoka. C’est avec l’AHIMSA-DHARMA qu’il va désormais pacifier tous les sujets de son empire.
Sur le site de la bataille de l’Orissa, il fait graver dans la pierre : « Devanamapriya (Asoka) conquérant du Kalinga, a maintenant des remords à la pensée que la conquête n’est pas une conquête car des hommes furent assassinés, tués et exilés lors d’une telle conquête. Devanamapriya éprouve cela avec beaucoup de tristesse et de regrets. À présent, la perte du centième ou même du millième de toutes les vies qui furent tuées, qui moururent ou furent emmenées captives à l’époque où le Kalinga fut conquis, Devanamapriya le déplore. Il considère que même ceux qui lui causent du tort méritent d’être pardonnés pour les torts qui peuvent être pardonnés. Parce qu’il croit que tous les êtres doivent rester saufs, avoir le contrôle d’eux-mêmes, être traités également et mener une vie heureuse. Pour Devanamapriya, la conquête par la vertu est la plus importante conquête«.
Sous la direction d’un maître bouddhiste, Asoka fait une retraite de deux ans, puis, pour quelques douzaines d’années reprend en main les destinées de son empire. Un corps de hauts fonctionnaires est chargé de réparer les injustices commises. Sa police secrète est démantelée.
Aux quatre coins du royaume, Asoka proclame sur des parois rocheuses ou sur des colonnes son aversion pour la violence et son adhésion à l’AHIMSA. Ces stèles se retrouvent partout où le peuple peut les lire, dans les lieux sacrés, aux carrefours des villes. Elles demeureront intactes et lisibles pendant des millénaires. Souvent surmontés d’un lion, les pilliers s’ornent aussi du Dharma- Chakra, la roue de la loi sacrée que Bouddha a mis en mouvement pour les tous êtres vivants, lors de son passage terrestre.
Asoka favorise le végétarisme dans tout le royaume et interdit les sacrifices rituels d’animaux. Dans ses palais, aucun animal n’est mis à mort, toute la cour royale s’abstient de chair animale. Un banquet typique du roi pouvait se composer de raisins, de dattes et de mangues, de gâteaux sucrés ou de riz bouilli avec des épices.
L’absence de toute cruauté et une attitude bienveillante doivent englober non seulement les humains mais aussi les animaux : «Ce don (le dharma) consiste à traiter équitablement esclaves et serviteurs, à obéir à la mère et au père, à user de libéralité envers les amis, connaissances, parents, prêtres et ascètes et à ne pas tuer les animaux ». (Asoka, edit 10)
Par solidarité avec le monde animal, Asoka fonde des hôpitaux, des hospices afin de recueillir les animaux malades ou âgés. Il encourage la protection des forêts et des plantes médicinales.
Le roi se rend en pélerinage aux lieux qu’a sanctifié la présence du Bouddha et donne généreusement aux monastères. Il nomme des contrôleurs du dharma qui effectuent des tournées d’inspection périodiques dans tout l’empire. Lui-même parcourt son royaume et propage sa vision de l’AHIMSA-DHARMA dans les villes des provinces les plus reculées. Sous son règne, aucune guerre n’éclatera dans les États pacifiés.
On attribue à Asoka l’érection de 84,000 stupa, monticules circulaires de briques ou de pierres renfermant des reliques du Bouddha ou de Bodhisattvas célèbres qui se consacrent à sauver l’humanité souffrante. Le roi envoie aussi des missionnaires au Ceylan, en Birmanie, en Chine et des ambassades aux princes grecs du temps, Antiochus II de Syrie et Antigone Gonatas de Macédoine. Il convoque le troisième concile bouddhique dont la préoccupation majeure sera la diffusion du bouddhisme.
Asoka fonde de plus l’écriture dite brahmi servant à rédiger des documents. Après l’écriture pictographique de l’ère de l’Indus qui dura jusqu’environ 1,500 avant J.C., la plus ancienne écriture indienne déchiffrable remonte à Asoka. Dès qu’il l’utilisa, elle devint l’écriture de toute l’Inde. La majorité des écritures indiennes modernes sont de ce fait dérivés du brahmi.
L’histoire n’a guère laissé de détails sur la vie personnelle d’Asoka. On sait qu’il épousa la fille d’un banquier, qu’il eut des enfants et un palais d’été sur le site même de Kalinga. Son fils (ou son frère ?) apporta les enseignements de Bouddha hors de l’Inde. Son petit-fils Samprati se fit pour sa part un propagateur du jaïnisme.
Asoka meurt dans la quarantaine. Finit-il ses jours dans la solitude méditative comme ses ancêtres ? Nul ne sait vraiment. Après son règne, l’empire Maurya s’effrita et connut à nouveau de graves bouleversements, des invasions meurtrières et des schismes religieux.
Tout passe
Dans les ruines de Kalinga, des cavernes s’ouvrent dans les rochers. Pendant des siècles, elles abritèrent des moines bouddhistes et jaïns. Non loin du champ de bataille, une pagode blanche et ronde embrasse tout l’horizon. À perte de vue, des champs verts encerclent ce temple dédié à la paix. Des lions immobiles en gardent l’entrée et sur le dôme de la structure plusieurs petites coupoles touchent le ciel comme branchées au cosmos. Un Bouddha lumineux, encastré dans la pierre, médite sur les formes impermanentes, transitoires et douloureuses de ce monde.
Les splendeurs de la cour d’Asoka semblent bien lointaines dans les décombres, la végétation et les cris des singes affamés. «Oui, je vous le dis : tout passe. Veillez à votre salut », aurait dit le Bouddha avant de quitter son corps. Tout passe…
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