1895 : En France des anarchistes s’affirment dans différents « milieux libres ou libertaires» comme des anarchistes individualistes. Au début ils se nomment les « naturiens » et apparaissent dans le quartier de Montmartre, alors un véritable village aux abords de Paris. Pour eux ni domination, hiérarchie ou structure figée. Déjà écolos, ils rejettent les méfaits de la pollution industrielle: « L’air est empesté par les émanations chimiques, les fumées d’usine…L’eau est empoisonnée par les détritus des villes et la coulée des champs charrie l’infection ».
Certains de ces anarchistes prônent le végétalisme. Les raisons invoquées pour devenir végétalien sont diverses. Pour l’anarchiste Sophie Zaikowska – qui se définissait comme une féministe anarchiste-individualiste – le végétalisme « est un système d’alimentation excluant tout ce qui est de nature à compromettre l’équilibre physiologico-mental et par voie de conséquence la vigueur de l’homme.» Pour d’autres il s’agit d’éthique : «Nous ne voulons pas que l’on tue. Nous voulons supprimer la cruauté si déshonorante pour l’humanité », écrit Vegetus dans la revue Le Libertaire.
Louis Rimbault
Un personnage important du végétalisme de ces années est Louis Rimbault (1877-1949). Issu d’une famille nombreuse où l’alcoolisme faisait des ravages, il sera emprisonné parce que soupçonné d’être complice de la Bande à Bonnot, des bandits végétariens qui fréquentaient les milieux anarchistes.
C’est vers 1907 que Rimbault devient végétalien. Reprenant des arguments traditionnellement développés dans les milieux libertaires et végétaliens du début du siècle, il justifie son végétalisme sur plusieurs plans. D’un point de vue éthique, il s’élève contre la cruauté humaine envers des animaux « surmenés, harassés, affamés, maltraités, terrorisés ». Il souligne aussi le peu d’hygiène de cette viande d’un animal « toujours nourri, engraissé artificiellement au moyen de produits infects, nocifs, dangereux » et de son stress lors de son abattage. Il considère les carnivores comme des « cimetières ambulants », complices d’un commerce « nécrophage.»
Cette viande toxique coûte tant de « de peine, de privation, d’esclavage, de misère et de souffrance avec pour seul résultat : la dégénérescence de l’humanité.» Le végétalisme conçu par Rimbault est la solution, le but ultime à atteindre. Il faut donc répandre non pas le végétarisme mais le végétalisme qui « ne conçoit pas qu’on évolue à moitié ».
L’anarchisme végétalien et pacifiste de Rimbault repose avant tout sur le principe de non-coopération. Selon lui, les végétaliens doivent être «des anarchistes en action, qui ne coopéreront en rien que ce soit, par leur méthode de vie, aux forces sur lesquelles reposent le principe d’Etat ou de simple autorité … Quand l’homme a compris que le milieu économique, social, ne peut être transformé par son vouloir ; que son idéal ne peut y être réalisé, de ce jour il doit chercher à s’en évader. Il ne se considère plus que comme un prisonnier, comme un pauvre, comme un misérable isolé qui veut se libérer de l’oppression, de la misère, de la solitude … il prépare son évasion pour gagner un terrain sec où il ait le pied sûr pour qu’il puisse fonder sur le roc l’association économique, sociale, résultat du groupement des évadés.»
Rimbault imagine la transformation de ce monde avant tout par l’évolution des individus. Il n’attend plus rien des masses et a abandonné le combat révolutionnaire et l’action directe. Il prône la non-violence, le retour à la terre, l’auto-suffisance et une libération immédiate et individuelle par une alimentation végétalienne: «Les plus belles pages de l’histoire révolutionnaire n’ont été inspirées que par l’acte individuel ; il n’y a rien à attendre des foules. Travailler à la régénération de l’individu pour l’amener à la perfection de son être et du milieu, voilà le seul acte révolutionnaire qui compte ».
L’éducation et la transmission de ses idées sur cette révolution par le végétalisme occuperont toute l’existence de Rimbault. Une éducation par le vécu car ce végétalien anarchiste est un «exemplariste». Il faut donner l’exemple, mettre en pratique nos théories. Notre vie est notre message, comme disait aussi Gandhi. Par la diffusion du végétalisme et la remise en cause des faux besoins, Rimbault pensait que l’État et le capitalisme seraient de fait mis en danger, par la perturbation des systèmes de consommation et de production. L’homme ayant besoin de peu, plus de moyens alors de l’exploiter.
Les influences de Rimbault furent multiples mais c’est à George Butaud (1868- 1926) qu’il attribuait sa conversion définitive au végétalisme, le désignant même comme son « maitre en végétalisme».
« Soit végétalien! Libère toi! »
Georges Butaud et sa compagne Sophie Zaikowska ont fondé plusieurs associations anarchistes nommées aussi « colonies » et ce dès 1898. Mais c’est à partir de 1918 qu’il met en place son végétalisme militant.
A Paris, durant les années 1920, plusieurs foyers végétaliens existent. Butaud en ouvre un vers 1923 puis un autre plus tard à Nice. On peut y manger et y dormir pour des sommes modiques, tout en assistant à des conférences.
Butaud pense que le végétalisme doit être propagé « pour le bien de l’humanité et de l’animalité ». Il s’oppose à la chasse et fait l’éloge des « camarades singes » qui vivent une vie saine et non falsifiée. Pour Butaud il ne sert à rien d’élever des vaches et des volailles, il faut libérer les animaux de la cruauté humaine : «Partout où il y a une chaumière, une ferme s’élève un lien de tourment. Les bêtes sont enchaînées nuit et jour, les boeufs, les chevaux s’exténuent sous le joug, dans les brancards le jour, la nuit on les rive au mur ! Ah elle est belle la paix des campagnes. Les poètes peuvent la chanter! Allons donc, ouvrons les yeux, arrière le mensonge! L’homme est le fléau de la terre, partout où il pose le pied il enchaîne, il emprisonne, il exploite. »
Déjà en 1922, dans son texte «Les conséquences pratiques du végétalisme intégral sur l’évolution individuelle et sociale », Butaud démontre comment l’élevage des animaux est un gaspillage des ressources : « Il faut à un cheval et à une vache un hectare de terre pour vivre. Sur un hectare 3 hommes y vivraient, mais on donne à l’animal du grain, des produits de toutes sortes, et des kilos qu’il consomme il nous rend des grammes. » Le végétalisme de Butaud est comme une « doctrine de raison et de liberté» qui peut libérer les animaux mais aussi les humains: «L’individualiste éclairé pratiquant le végétalisme transforme le milieu en se transformant lui-même … Soit végétalien! Libère toi! »
Terre Libérée, cité végétalienne
Ne voulant pas attendre le Grand Soir où tout va changer, plusieurs végétaliens anarchistes décidèrent de vivre « ici et maintenant » au plus près de leurs aspirations. En passant ainsi aux actes, ils voulaient vivre, selon Rimbault, « non pas un lendemain hypothétique, mais une réalité libérée et puissante marquée par le refus radical d’une vie assignée à la production et à la consommation. » Certains anarchistes plus fortunés quittent l’Europe pour partir au loin sur des terres vues comme plus clémentes. Plusieurs s’exilèrent en Amérique du Sud (en particulier au Brésil) ou à Tahiti dans l’espoir de fonder des colonies végétaliennes.
Rimbault quand à lui eut l’idée de créer une cité végétaliennne. En 1923, il annonça son idée dans la revue Néo-Naturien : « Par le végétalisme, le projet de Terre Libérée doit permettre d’apporter à chacun les moyens de son évasion, son autonomie et sa régénérescence.»
Afin de perfectionner l’homme en le dégageant des entraves économiques et sociales et modifier profondément sa sensibilité, il faut que l’individu « puisse, en se libérant définitivement, se suffire à lui-même sans le secours de l’industrialisme qui restreint plus la liberté et l’individualité qu’il n’en donne. » Terre Libérée voit alors le jour et dans cette communauté rurale et végétalienne on ne cultive que des fruits et des légumes et ce de façon biologique, sans apport d’engrais animal : « Ces essais d’apport de terres variées, en matière de jardinage, ont donné des résultats encourager par l’excellence et l’abondance des productions, curieuses, obtenues par ce moyen, bien naturel, de traiter la terre qui ne recevra donc pas le fumier des écuries esclavagistes, contaminantes et encore moins l’engrais chimique », raconte Rimbaud.
Si ce milieu libre végétalien est une désertion du système de consommation capitaliste il est aussi un moyen pour chacun «de se nourrir gratuitement et plus sainement » comme l’indique une de leur brochure éditée sur les plantes sauvages comestibles. On y retrouvait aussi un grand nombre de plantes comestibles mais aussi médicinales que chacun peut trouver sur sa route. Chaque végétalien doit semer et planter sur son chemin ses graines et ses savoirs auprès des « misérables … pauvres vieux abandonnés et journaliers malheureux.»
Dans leurs efforts pour utiliser des moyens non-violents de propagande par cette notion d’exemplarité, les colons de Terre Libérée éditaient des brochures, des revues, organisaient des conférences un peu partout pour défendre leur cause contre ces « bouchers de la mort» .
Un rapport de police mentionne une causerie où un végétalien donna la recette d’un plat à base de farine de maïs, d’avoine, de cacao de phosphate de chaux, un « délice » peu onéreux censé libérer les ouvriers pauvres. Terre Libérée recevait beaucoup de visiteurs (comme l’écrivain George Navel ou la danseuse Isadora Duncan). Chaque dimanche on organisait des déjeuners et une franche convivialité régnait, ce qui rompait avec l’image de l’anarchiste-bandit-et-criminel véhiculée par les journaux conservateurs de l’époque. Pour nourrir les nombreux visiteurs Rimbault inventa La Basconnaise, un « aliment complet, de soutien et de force ». Cette salade était aussi servie aux Foyers Végétaliens de Paris et de Nice, avec des galettes de pain complet et des pots au feu de légumes. –
Marjolaine Jolicoeur – Journal AHIMSA, 2010
Sources: Les milieux libres, Vivre en anarchiste à la Belle Epoque en France, Céline Beaudet, Ed. Libertaires
Expériences de vie communautaire anarchiste en France, Tony Legendre, Ed. Libertaires
Louis Rimbaud et Terre Libérée – 1923-1949 – École de pratique végétalienne et de retour à la terre, Pierre Shalazz –
Brochure éditée en 1923 en France
Article très intéressant. Je l’avais trouvé dans un fanzine antispéciste appelé graine de liberation. Comme il cite leur référence, je suis arrivé sur ton site.
Petite question quand m: pourquoi je n’arrive pas à le retrouver dans les archives de mai 2010 de ton site?
Merci pour tes articles de qualité.
Bravo pour ce travail remarquable et passionnant qui montre à qui en aurait besoin que le militantisme végétalien est bien plus qu’une simple lubie d’ex soixante-huitards nostalgiques, mais puise ses sources dans l’échec même des politiques officielles…
Je suis moi-même végane et militant, à travers livres et articles (dont un consacré aux liens entre végétalisme et anarchisme) que vous retrouverez sur mon site, le-vegetalien-epicurien (recensé chez Ecosia mais pas chez Google :-).
J’ai pu me rendre compte, à travers mon travail d’auteur, de la richesse de cette nouvelle génération de militants végétaliens, voire véganes, et de la qualité de leur travail et de leurs actions. Cette nébuleuse militante prend de l’importance et même si notre progression est lente (trop lorsque l’on songe aux 2000 animaux qui meurent dans un abattoir chaque seconde), elle laisse augurer des lendemains verts où « la viande » ne sera plus qu’un cauchemar appartenant au passé… Enfin… je m’efforce à le croire…
Ne lâchons rien et unissons nos efforts et notre exemple dans ce combat commun, pour tous les animaux-non-humains.
Dom, de Grenoble.
Un grand merci pour votre commentaire! MJ
Votre site le-végétalien-épicurien est tres intéressant.