Gary L. Francione, avocat et professeur, a déclaré que la base de ses idées à propos des droits des animaux venait de l’ahimsa, ajoutant qu’il était très intéressé par le jaïnisme. Arne Naess, reconnu pour son écologie profonde, a exprimé lui aussi sa sympathie pour la jaïnisme. Dans son écosophie, Naess s’identifie avec toutes les formes de vie alors que pour Francione il existe une égalité de droits pour tous les êtres vivants. Pas de hiérarchie, tous ont une valeur intrinsèque, indépendamment des fins et des perceptions humaines. Le jaïnisme dit en substance la même chose. Guère étonnant que beaucoup de militants pour les droits des animaux se sentent proches de cette tradition spirituelle, étant eux-mêmes sans le savoir des sortes de jaïns. L’étude du jaïnisme peut apporter un équilibre bien nécessaire dans une démarche militante « qui ne peut se nourrir exclusivement de l’énergie de la révolte », comme le souligne Daniel Caradec, un végétalien militant pour les animaux.
Le jaïnisme est pratiqué de nos jours par près de 10 millions d’adeptes en Inde mais aussi en Amérique du Nord et en Europe. Certains de ses concepts ont des correspondances dans l’hindouisme et le bouddhisme, chez plusieurs philosophes de la Grèce antique ainsi que dans des sectes gnostiques comme les Cathares ou les Manichéens. Comme si toutes les traditions spirituelles avaient un fond commun de vérité, des principes qui se rejoignent sur l’essentiel. Le premier et l’ultime de ces principes est l’ahimsa ou non-violence en sanskrit. A la fois radical et idéaliste, ce voeu pour le respect des êtres vivants doit s’incarner dans tous nos actes. Plus facile à dire qu’à faire dans notre univers de cruautés, d’holocaustes et de matérialisme. L’ahimsa n’a jamais été une voie facile. Loin derrière nous dans le temps, les jains se sont posés les mêmes questions éthiques en tant que végétariens et défenseurs des animaux, dans un environnement souvent hostile.
La souffrance de ce monde est immense et de cette souffrance vient une grande compassion. Les humains comme les animaux marchent dans le même labyrinthe, tournent sur la même roue, emprisonnés dans la matière. Pour le philosophe végétarien Plotinus qui vécut de 204 à 270 : «Tous les êtres sont des centres unis sur un même point central ». Dans cette vision d’unité toutes les vies se doivent respect et une mutuelle assistance, liées entre elles par le fil du vivant, comme les équivalents de notre propre soi. Nous devrions nous sentir concernés non seulement pour les membres de notre famille proche ou ceux de notre propre espèce, mais pour l’écosphère en entier. Faire du mal aux animaux, ou à la planète selon l’écologiste Naess, revient en quelque sorte à se couper un doigt. Quand Francione dit que la « révolution qu’il souhaite est celle du coeur», il exprime le même concept véhiculé par toutes les traditions spirituelles pour qui « la voie c’est le coeur.»
VÉGÉTALISME ÉTHIQUE
La véritable non-violence implique nécessairement l’abstention de chair animale puisque chaque être vivant à sa dignité propre. Les jaïns croient en l’existence de l’âme (nommée atman ou jiva). Qu’elle habite dans un corps humain ou animal, l’âme voyage dans un processus évolutif. Afin que les animaux mais aussi les humains puissent atteindre la libération, le refus de la viande – et du poisson – demeure une priorité absolue. Et dans une vision juste, l’unique intention de l’humain dans ses contacts avec les autres êtres, c’est le désir de leur libération finale. Nous sommes loin ici de l’impérialisme anthropocentrique de certaines religions qui s’estiment supérieures aux animaux, autorisant du même coup leur exploitation et leur domination. Malheureusement, leur « tu ne tueras point » ne s’adresse pas à l’animal, pourtant lui aussi notre prochain.
Pour les jaïns (et pour tous les végétalien-nes à vrai dire) les métiers de tanneurs et de bouchers sont exclus, ainsi que la chasse et la pêche. Ils ne consomment pas de viande, de poisson, d’oeufs, de miel et d’alcool. Ne portent pas de soie ou de fourrure. Il est strictement interdit d’entrer dans les temples avec un objet en cuir. Dans la mesure du possible, il ne faut pas tuer les insectes. A propos des produits laitiers, un grand nombre de jaïns ont abandonné leur consommation afin de ne pas être complices de la violence faite aux vaches et à leurs veaux. Plusieurs temples d’Amérique du Nord n’utilisent plus de lait pour les rituels.
En Inde, les moines se nourrissent d’un plat nommé «amil » n’ayant ni beurre, lait ou épices. Pour eux c’est l’ultime repas sattvique, le plus pur qui soit. Les règles alimentaires s’avèrent plus exigeantes pour les moines : ils ne mangent pas avant le lever ou après le coucher du soleil. Mais pour tous les jaïns, sans exception, la chair animale est interdite Dans nos sociétés occidentales où une alimentation sans chair animale est très souvent dénigrée parce qu’étant une source potentielle de carences – en particulier chez les enfants – il est intéressant de constater que les jaïns jouissent d’une bonne santé physique malgré leur abstention de viande depuis plusieurs générations, voire plusieurs millénaires.
REFUGES POUR ANIMAUX
Si l’ahimsa consiste à ne pas tuer, détruire, frapper, heurter, faire du mal et nuire, ce n’est pas seulement une attitude négative. C’est aussi une disposition à la compassion et à une bienveillance actives. Pour vivre cette éthique au quotidien, les jaïns soignent les animaux malades, vieux ou âgés. Partout sur le continent indien mais surtout dans les villes et villages du Rajesthan et du Gujarat, on peut trouver des pinjarapole, sortes d’hôpitaux pour cochons, chèvres, vaches, oiseaux et même insectes. Un hôpital -refuge pour oiseaux situé à Delhi sur l’emplacement d’un ancien temple jaïn est célèbre. Dans la grande majorité des cas les animaux guérissent mais ceux trop vieux pour quitter l’endroit reçoivent réconfort et nourriture. Quand ils meurent ils sont incinérés sur les berges de la Yamuna, tout comme on le fait pour les humains.
Dans les marchés les jaïns achètent des animaux destinés à la boucherie afin de les sauver de l’abattoir. Ils vont aussi dans les abattoirs, pratiques dangereuses puisque c’est surtout la communauté musulmane qui y travaille, contrôlant ainsi l’industrie du cuir. Beaucoup de chrétiens aussi dans les abattoirs et les tanneries. Dans les quartiers à forte majorité chrétienne, les bouchers découpent la viande à même le trottoir, en plein soleil, des carcasses de chair animale tourbillonnantes de mouches accrochées au-dessus de leur tête. Pour les jaïns (et pour certains hindous et bouddhistes) pareil comportement est inconcevable, impur et même criminel.
Dans le jaïnisme il n’y a pas de Dieu créateur. Le Divin n’est pas extérieur mais en soi. On retrouve cependant la vénération de Guides spirituels, les Tirthankaras, dont l’origine remonte selon la tradition à des milliers d’années. Le plus récent, Mahavira, vivait au 6e siècle avant J.C. Tout comme Bouddha – et Pythagore lui aussi de la même époque – il s’insurgait contre les sacrifices d’animaux et toutes formes d’esclavage. Son illumination eut lieu sous un arbre. L’alimentation de Mahavira était frugale et végétalienne, ne comportant que du riz et des pois chiches bouillis, sans épices. Le jeûne englobait aussi son ascétisme. Mahavira est représenté dans les temples nu, méditant les yeux ouverts, délivré de la matière.
Dans la plus lointaine mythologie de toutes les civilisations, il est toujours question d’un parcours initiatique, d’une quête. Ces héros et ces héroïnes sont les archétypes d’une aventure intérieure vers l’éveil. Après bien des obstacles et des combats, ces figures mythiques trouvent leur essence profonde et un sens à leur vie. Pour les jaïns, ces êtres deviennent un Jina ayant atteint la Réalité suprême. En prenant contact avec son âme, le Jina trouve la « gnose du coeur ». Cette connaissance est une expérience, on n’y parvient pas par la foi, les dogmes ou les doctrines. II n’y a pas de soumission à une hiérarchie ou une autorité. Pour les jaïns, le premier guide spirituel est avant tout notre âme.
A l’image du « connais-toi toi-même» figurant au fronton du temple Delphes en Grèce et enseigné par Socrate, nous trouvons le Divin en nous trouvant nous-mêmes, pour reprendre la formule des gnostiques. Personne ne viendra nous sauver, nous sommes maîtres de notre destin. Et tous les voyageurs de ce monde éphémère devront, un jour ou l’autre, répondre de leurs actes.
Marjolaine Jolicoeur –